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« Malgré son goût pour la chiale, elle tenait le coup face aux tragédies de l’enfance saccagée qui défilaient toute la journée dans les bureaux »

Dès la première semaine de stage chez la juge pour enfants, elle s’est mise à se souvenir de ses rêves. Avant ça, nada, morne plaine au réveil. Et quand quelques réminiscences la visitaient certains matins, elle les jugeait si absurdes (son chien surfant sur des frites de patate douce dans les cheveux de sa mère, ou elle qui, pour être acceptée au paradis, doit boire un verre de terre et apprendre à parler le langage des chevaux nains) qu’elle les balayait ni une ni deux de son esprit et les gardait sous silence autour de la table lors du petit déjeuner, quand son père et sa sœur se racontaient les leurs. « Et toi, toujours rien ? »
Mais là, deuxième jour de stage, bim ! Au réveil, elle se souvient de tout ; la clarté des minutes qui suivent une grosse averse. Dans son rêve, son grand-père, mort trois ans auparavant, venait la chercher à la piscine, lui tendait une serviette et lui demandait pardon. Ce qui était, pour elle, aussi choquant que la notion de repentance était étrangère à la nature de brute épaisse de son grand-père paternel.
Le contexte l’avait poussée à se demander à quel point l’apparition de ce rêve était liée à son stage. Tout de suite, elle avait adoré se trouver entre ses quatre murs-là. Et avait été surprise de constater que, malgré sa sensibilité, son goût pour la chiale, sa propension à verser sa larme sur tout et n’importe quoi, pub pour le jambon ou série mélodramatique easy, elle tenait le coup face aux tragédies de l’enfance saccagée qui défilaient toute la journée dans les bureaux. Tout de suite, elle avait su qu’elle ferait ça. Participer à essayer de guérir le monde de ce poison, de réparer les âmes et les corps, à peine debout, déjà traumatisés.
La troisième fois que son papy se pointe en rêve pour la supplier de lui pardonner – après la piscine, un garage, puis dans la cave tapissée d’or d’un château –, elle commence à flipper. Le matin de ce réveil-là, il se trouve que c’est le premier dimanche du mois et que, comme tous les premiers dimanches du mois, elle va manger des crêpes chez sa grand-mère. Le rituel a été instauré juste après la mort de son mari, trois ans auparavant, son grand-père paternel à elle, donc, car papy adorait les crêpes.
Le fouet qui tournoie dans le lait et la farine, sa grand-mère assise sur une chaise à l’entrée de la cuisine qui fume et les regarde, sa sœur et elle, s’affairer, la poêle tapissée de beurre, l’antenne du poste de radio qui ne tient pas toute seule debout, les crêpes qui sautent, une ou deux par terre, les rires qui suivent à chaque fois… tout est à sa place rituelle. La grand-mère pose des questions sur son stage.
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